La cohérence a de nombreuses vertus mais par principe elle enferme, empêche de trouver de nouvelles voies. Pour créer et faire du nouveau, il faut s’échapper de l’alignement, il faut décoïncider. Comment faire ?
Grandeur et décadence de la cohérence
La cohérence crée de la valeur, incontestablement. Une stratégie soutenue par une une organisation alignée a un impact plus fort. Des investissements réalisés dans une direction cohérente au fil du temps ont une rentabilité plus forte que des initiatives dispersées. De la même façon, des produits conçus en cohérence avec les attentes des clients et en cohérence avec l’environnement concurrentiel ont plus de chance de succès.
La cohérence crèe de la valeur par conformité et efficience. Mais ce n’est pas la seule façon, voire la meilleure, de créer de la valeur. L’innovation et la rupture sont de puissants moteurs de création de valeur. Cependant, pour innover, il faut arrêter d’être cohérent. Sortir des cohérences internes, des hypothèses admises sur le marché, des évidences et normes établies.
Les créateurs défont la cohérence
Dans son émission La conversation scientifique, Etienne Klein a récemment invité François Jullien autour de son livre Politique de la décoïncidence. Au cours de cette discussion, de nombreux exemples sont utilisés pour soutenir un argument : pour comprendre le monde et pour le modeler, il faut faire un pas de côté, sortir de la cohérence et de la coïncidence. Les artistes, philosophes, scientifiques ou créateurs fissurent l’adéquation pour ouvrir de nouveaux possibles, ils font un écart de pensée et remettent en cause l’apparente évidence du monde qui nous entourre.
Galilée avec l’héliocentrisme, Socrate, Rousseau, Gauguin ou Cézanne se sont chacun, à un titre ou un autre, écartés des idéologies et des hypothèses collectivement admises pour proposer une représentation, un modélisation ou une explication du monde différente. Le physicien Paul Dirac a conceptualisé l’antimatière au début du 20ème siècle en imaginant un vide … rempli d’électrons et de particules.
Quelles pratiques pour faire un pas de côté
De la même façon que “les lois physiques ne se déduisent pas du simple spectacle du monde”, les opportunités économiques ou entrepreneuriales ne se déduisent pas toutes du spectacle du marché et des entrepreneurs ou créateurs ont pris à rebours certaines hypothèses communément admises.
Prenons deux exemples.
Dans la restauration on a coutume de dire que les trois clés du succès sont 1) l’emplacement 2) l’emplacement 3) l’emplacement. Les dark kitchens battent en brêche cette règle admise puisque ces restaurants n’ont pas de lieux physiques de consommation. Ils préparent les repas dans un laboratoire et utilisent les plateformes de livraison de repas pour commercialiser leurs menus.
Dans l’industrie, Dell a renversé les hypothèses dominantes de la micro informatique des années 1990 : distribution directe, fabrication à la demande et localisation de la production dans les pays à haut coût de main d’oeuvre.
Les succès se constatent plus qu’ils ne se planifient, dès lors, quelles pratiques mettre en oeuvre pour sortir de la cohérence ?
- Provoquer des déviations. A la création du monde, il faut une déviation. Pour que les atomes se rencontrent, se choquent et crèent le monde, il faut qu’ils sortent de leur trajectoire. De la même façon, les initiatives nouvelles procèdent souvent d’un écart sur un chemin bien balisé. Fournir une offre à des clients qui en étaient exclus (le compte Nickel), associer une image d’exclusivité à un produit banal (Nespresso), les possibilité de dévier sont nombreuses.
- Agir à petite échelle. En science comme dans les affaires, les découvertes commencent par des expériences en laboratoire, souvent à des échelles très réduites. Il faut certes des idées pour démarrer mais seul compte de les éprouver pour qu’elles se développent. Les idées nouvelles deviennent de grandes réalisations à force d’essais et erreurs, rarement grâce à des conceptions parfaites.
- Se placer à la périphérie. “Snow melts from the edges“. Les évolutions sont visibles d’abord à la périphérie d’un système, pas en son coeur. Déplacer son attention et ses actions aux marges permet de s’exposer à ces changements. C’est en analysant les comportements des “non clients” que certains ont pu identifier de nouvelles opportunités.
- Utiliser les contraintes. On raconte que c’est parce qu’il n’était pas suffisamment financé que Michael Dell a imaginé son offre de fabrication à la demande et de paiement à la commande. Financé sur fonds propres, Michael Dell avait du mal à financer son développement. Dans le modèle dominant, il aurait dû immobiliser des sommes importantes pour s’approvisionner puis pour fabriquer et livrer enfin au client pour être payé. En étant payé avant de fabriquer, son besoin de fonds de roulement se réduit, ce sont ses clients qui financent son développemet en quelque sorte. Ce qui était une contrainte (ne pas être suffisamment financé) devient une occasion de faire un pas de côté : proposer une offre différenciante et changer la chronologie du paiement.
Ces principes sont simples à formuler, mais difficiles à mettre en oeuvre car ils impliquent un changement d’état d’esprit. Nous sommes en effet très bien formés individuellement aux pratiques de la conformité et sommes collectivement incités à la cohérence. Inversement la déviation et le pas de côté ont peu de place dans les écoles et les organisations. Heureusement, les choses changent et ces pratiques se diffusent, il sera temps d’en dévier quand elles seront institutionnalisées, mais ce n’est pas pour tout de suite.
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