Traditionnellement, l’incertitude est connotée négativement. Subie, elle dégrade la performance car elle augmente le risque. De nombreuses pratiques et méthodes cherchent donc à la réduire (les plans, les prévisions ou les processus par exemple). Pourtant, sous-certaines conditions et dans certains contextes, c’est au contraire augmenter l’incertitude qui conduit à améliorer la performance. Comment l’incertitude peut-elle se révéler votre meilleur allié ?
Dans un article publié il y a quelques mois, c’est l’argument développé par deux chercheurs, Griffin et Grote dans leur article When is more uncertainty better? Voici les points principaux de cette étude que je vous encourage à lire, tant son argument est rafraîchissant et va au-delà d’un positivisme de principe sur les bienfaits de l’incertitude.
Pourquoi les individus choisissent l’incertitude
Bien que selon l’hypothèse dominante l’incertitude est subie et doit donc être réduite, les auteurs s’appuient sur de nombreuses recherches en management et en neurosciences pour arguer que dans certains cas, les individus se mettent délibérément dans un mécanisme de création ou d’augmentation de l’incertitude.
Incertitude et plaisir
A l’échelle individuelle, les individus n’ont pas tous (ni tout le temps) la même appétence à l’incertitude. Quand elle est interprétée comme une occasion d’apprendre ou d’obtenir une gratification à moyen terme, l’incertitude est recherchée. C’est le “pleasure paradox“, quand l’incertitude produit un sentiment positif. Par exemple, l’attente d’un cadeau et l’incertitude associée génèrent parfois plus de plaisir que le présent lui-même. Egalement, des études ont montré que des femmes étaient plus attirées par les hommes dont elles ne savaient pas les sentiments qu’ils éprouvaient envers elles que par ceux dont elles connaissaient les sentiments.
En d’autres termes, on peut valoriser une situation d’incertitude très forte. Réduire l’incertitude ne conduirait donc pas nécessairement à améliorer la perception d’une situation.
Incertitude et apprentissage
A l’échelle individuelle, des études ont montré que la capacité de mémoire augmentait en situation d’incertitude, l’incertitude créerait donc un état de vigilance propice à l’apprentissage.
A l’échelle organisationnelle, l’incertitude est recherchée quand elle déclenche un mécanisme d’apprentissage. C’est le cas en particulier dans les processus entrepreneuriaux. Des recherches sur l’effectuation ont démontré que la capacité à tirer parti des surprises et de l’incertitude est un levier de développement des initiatives entrepreneuriales (à ce sujet, le blog de Philippe Silberzahn est une source précieuse et son billet hebdomadaire est un régal).
C’est plus généralement le cas également dans les processus d’exploration au cours desquels des individus vont construire une activité nouvelle, par exemple le lancement d’un nouveau business model dans un grand groupe.
Dans ces deux cas, l’incertitude n’est pas subie, elle est utilisée comme un levier de développement.
Un processus dynamique de régulation de l’incertitude
Comment les individus choisissent-ils de réduire ou d’augmenter l’incertitude à laquelle ils sont confrontés ? Comment se déroule la régulation de l’incertitude ? Les auteurs proposent un modèle en 4 étapes qui forment une boucle de rétroaction:
- prise de conscience de l’incertitude exogène (celle qui est liée à ce que l’individu ne contrôle pas, par exemple les concurrents, les clients, les technologies)
- évaluation de l’incertitude endogène (celle liée à l’expérience de l’individu) en relation à un niveau d’incertitude préféré
- choix entre des activités d’exploration qui augmentent l’incertitude et des activités d’exploitation qui la réduisent
- réalisation d’actions qui en retour influencent le niveau d’incertitude endogène et exogène
Dans ce modèle, les individus vont successivement et délibérément réduire ou augmenter l’incertitude, en fonction certes de leurs préférences personnelles (par exemple la tolérance individuelle à l’ambiguïté ou l’ouverture à de nouvelles expériences) mais aussi en fonction de l’efficacité perçue de la réduction ou de l’augmentation de l’incertitude.
D’une façon générale, les individus choisissent d’augmenter l’incertitude par des activités d’exploration (prise de contact à l’extérieur de l’organisation par exemple) quand ils concluent à un niveau d’incertitude plus faible que leur préférence et inversement s’engagent dans des actions d’exploitation (suivi de règles préétablies par exemple) pour réduire l’incertitude quand ils font l’expérience d’une incertitude plus forte que leur préférence.
Les actions menées ont ensuite une influence sur le niveau d’incertitude, elles l’augmentent ou le réduisent. Egalement, les actions produisent des résultats et le nouveau niveau d’incertitude comme les résultats atteints sont l’occasion d’une nouvelle évaluation de l’incertitude qui peut conduire à des choix différents au cours du temps.
C’est pourquoi on observe des cycles qui font se succéder des étapes d’exploration puis d’exploitation, comme c’est le cas par exemple des nouvelles entreprises. Le choix d’activités d’exploration au départ correspond à l’utilisation de l’incertitude comme levier de développement. Une fois un premier palier de développement atteint, la performance des activités d’exploration se réduit et les activités d’exploitation ont un impact plus fort sur la performance.
Quelles pratiques développer pour faire de l’incertitude un levier
Ainsi l’incertitude présente de nombreuses vertus. Source de plaisir pour certains, elle déclenche également un processus d’apprentissage au niveau individuel comme collectif. Egalement, l’incertitude n’est pas seulement subie ou externe, elle est aussi choisie et construite. Dès lors, si les individus régulent l’incertitude et si l’incertitude se révèle un levier de performance, il y a un intérêt pour une organisation à permettre cette régulation au mieux, c’est-à-dire en cohérence avec ses buts.
L’article conclut sur quelques pistes actionnables:
- favoriser l’exposition à l’incertitude. Plus les individus sont exposés à l’incertitude, plus ils disposent d’occasion de déclencher des processus d’apprentissages. Cela peut passer par des échanges informels avec des entités extérieures à l’entreprise ou des communications plus formelles sur des tendances de marché
- présenter l’incertitude comme une opportunité d’apprentissage. Plus l’incertitude est associée à un risque, plus elle est perçue comme une menace et plus elle paralyse. Associer l’incertitude à l’apprentissage s’incarne certes dans des discours mais aussi dans des activités, par exemple, la pratique d’analyse post-mortem partagée et communiquée.
- fournir un filet de sécurité psychologique. Les activités d’augmentation d’incertitude, certes créatrices de valeur nécessitent d’exprimer des idées nouvelles, des préoccupations, voire des critiques. Développer une culture permettant l’expression de la contradiction est un levier déterminant.
En synthèse, pour faire de l’incertitude un levier, il s’agit de changer de cadre de référence, de changer de modèle mental (autre thème cher à Philippe Silberzahn).