La contrainte, ce qui nous est imposé, peut constituer une source de distinction, en la poussant à l’extrême et en la revendiquant.
La contrainte créative
J’ai découvert Georges Perec quand j’avais 17 ans sur la recommandation d’un ami qui avait suscité ma curiosité en me proposant une énigme. Nous étions en vacance, il était venu avec quelques uns des livres de George Perec et il m’avait dit lors du premier jour de notre séjour : “ces livres sont tous différents dans le sujet, la forme, le format, la taille, le style. Pourtant, ils ont un point commun : lequel”.
Les années 1990 commençaient, internet était réservé à quelques universitaires, les téléphones sans fil pesaient 1 kg et les créateurs de Youtube passaient leur brevet des collèges.
Seuls dans une maison de campagne isolée, aucune ressource externe n’était disponible pour répondre à l’énigme posée par mon ami. Les vacances ont passé, j’ai lu et je n’ai pas trouvé.
Quelques années plus tard lors d’un dîner avec d’autres amis, deux convives nourrissent une conversation particulièrement animée et j’entend uniquement l’argument final de l’un des deux : “c’est aussi débile que de s’obliger à parler sans utiliser une des lettres de l’alphabet.”
Et je me suis souvenu de La Disparition, un des livres de Perec que j’avais lu, écrit sans la lettre “e”, la voyelle la plus utilisée dans la langue française.
Entretemps, Perec était devenu plus populaire, des livres critiques paraissaient, une biographie également et ses amis organisaient le samedi matin des débats érudits. Résoudre l’énigme devenait plus facile : l’oeuvre de Perec est traversée par l’utilisation fertile de contraintes formelles. Se priver d’une voyelle (La Disparition), n’en utiliser qu’une (Les Revenentes), appliquer les règles de la musique dodécaphonique à la poésie (Alphabets).
La vie mode d’emploi, le dernier de ses roman publié de son vivant, est construit selon un enchevêtrement de contraintes à faire pâlir un data scientist. Décrivant la vie d’un immeuble parisien, chaque chapitre est consacré à l’un des appartements. En plan de coupe, l’immeuble ressemble à un échiquier et l’ordre des chapitres est déterminé par la résolution d’un problème mathématique : comment passer sur chacune des cases une et une seule fois en utilisant le mouvement du cavalier aux échecs. Le contenu de chaque chapitre répond ensuite à un cahier des charges qui détermine la taille, les objets qui sont mentionnés et une dizaine d’autres critères. Contrairement à La Disparition, les contraintes sont invisibles pour le lecteur.
Qu’est-ce que ça nous apprend sur les stratégies distinctives
La lecture et l’étude de l’oeuvre de George Perec a d’abord été un plaisir de lecteur.
Plus tard, son oeuvre a nourri ma réflexion sur les stratégies d’entreprise et ma pratique de consultant, elle m’a permis d’aborder certaines situations stratégiques avec un angle original.
Voici trois apprentissages contre intuitifs qu’on peut tirer de cette écriture sous contrainte pour la conduite des entreprises:
- Des contraintes poussées à l’extrême peuvent permettre de construire une proposition à forte valeur, originale et distinctive. La Disparition ne charmera pas tous les lecteurs mais c’est un ouvrage incontestablement singulier. En quoi vos contraintes (votre localisation géographique, les technologies que vous maîtrisez, les ressources auxquelles vous avez accès, …) peuvent constituer un socle pour vous différencier ?
- La puissance mobilisatrice des contraintes est d’autant plus forte qu’elles sont discrètes ou invisibles. J’ai eu un plaisir de lecteur beaucoup plus intense à la lecture de La vie mode d’emploi qu’à celle de Les Revenentes, gêné par la litanie de la sonorité. Vos clients sont-ils plus exposés à votre proposition de valeur ou à vos contraintes internes ?
- S’imposer des contraintes permet d’agir, les multiplier peut permettre de passer à l’échelle. Alors que la page blanche est vertigineuse, s’imposer une contrainte déclenche l’action. Quand vous démarrez un nouveau projet, quelles contraintes revendiquez-vous ?
Photo by James Wheeler on Unsplash